Est-on un pollueur en profitant du Black Friday ? Personne ne mettra en doute que la surconsommation est un fléau pour l’environnement. Mais au-delà de cette question évidente, nous associons parfois le mot « pollution » au lieu d’achat plus qu’au mode de consommation en lui-même. Ainsi, « grande distribution », « e-commerce » ou « made in China » sonnent souvent comme « polluant ». « Pas éthique ». « Pas eco-responsable ». Une culpabilisation dont se passeraient bien ceux qui, tout en étant conscients des enjeux écologiques, n’ont pas toujours les moyens de faire autrement.
Pourtant, intuitivement, une personne ayant peu de moyens consommera peu, sera dans l’économie… et devrait avoir des émissions à gaz à effet de serre plus faibles. Est-ce réellement le cas ? Comment évolue l’empreinte carbone selon le niveau de vie ?
A l’échelle mondiale, les plus pollueurs sont aussi les plus riches
Difficile de ne pas citer ici l’étude de Lucas Chancel & Thomas Piketti : « Carbon and inequality: from Kyoto to Paris » (2015), accessible ici.
Cette corrélation se retrouve aisément classant les pays selon leur PIB par habitant et leurs émissions de CO2. Ci-dessous un exemple avec les données de l’année 2014 (issues du site Data World Bank).
Petite parenthèse sur les différents chiffres disponibles pour estimer la contribution au réchauffement climatique. Il est couramment possible de trouver 3 indicateurs différents :
- Les émissions en dioxyde de carbone (CO2), un des principaux gaz responsables du réchauffement climatique, calculées en kilos ou tonnes de CO2
- Les émissions en gaz à effet de serre (GES), donc l’ensemble des gaz responsables du réchauffement climatique, calculées en kilos ou tonnes de CO2 équivalent, soit la quantité de CO2 qu’il faudrait pour produire le même effet
- L’empreinte carbone, qui correspond à l’impact sur le réchauffement climatique de l’ensemble des activités, en incluant le plus souvent les importations (acheter un téléphone vous rend responsable de la pollution générée par sa production, son transport, son utilisation puis son élimination ou réutilisation), également calculée en kilo ou tonnes de CO2 équivalent
Les calculs d’émission de CO2 ou de GES sont donc très souvent favorables aux pays les plus riches, qui produisent moins mais consomment beaucoup. L’empreinte carbone, plus difficile à calculer, donne un meilleur aperçu de la pollution réelle générée par un pays ou une région.
Le phénomène est donc facilement observable à l’échelle mondial (ici, avec les émissions de CO2, mais comme expliqué ci-dessus la tendance serait encore plus marquée avec l’empreinte carbone). Il est toutefois moins documenté à l’échelle nationale française.
En France, les foyers modestes sont de moins gros pollueurs
Les études françaises, sur la question, sont plus rares. Il est toutefois possible d’en citer 3 différentes, apportant chacune leur propre éclairage malgré des résultats différents (probablement liés aux différentes méthodologies) :
- Etude IPSOS « Bilan carbone des ménages », en 2010 (lien)
- Chancel & Piketty, en 2015, sur les inégalités d’émissions de gaz à effets de serre en 2013 (graphe disponible dans cet article)
- Etude Credoc « Consommation et modes de vie », en 2019 (téléchargement)
La principale difficulté pour comparer ces résultats réside dans l’interprétation des différentes catégories choisies et de la méthode de mesure. En particulier, l’indicateur utilisé pour l’étude Credoc est une notation propre à l’étude, sur 100 points. Il est toutefois possible, en recroisant d’une part les données de l’INSEE sur les revenus moyens par catégories socio-professionnelles et d’autres part des explications méthodologiques disponibles, de faire correspondre les différentes catégories à des déciles de revenus (notés « D1 » à « D10 », « D1 » représentant les 10% de ménages ayant les plus faibles revenus, « D10 » les 10% de ménages ayant les plus hauts revenus).
Etude | Catégorie | Décile | Valeur | Unité |
---|---|---|---|---|
IPSOS 2010 | Employé | D3 | 6,7 | tCO2* |
IPSOS 2010 | Ouvrier | D3 | 6,8 | tCO2* |
IPSOS 2010 | Profession intermédiaire | D5 | 6,6 | tCO2* |
IPSOS 2010 | Cadre supérieur | D6 | 8,6 | tCO2* |
IPSOS 2010 | Retraité | D2 | 8,1 | tCO2* |
Chancel & Piketty | 10% les moins riches | D1 | 3,8 | tCO2e** |
Chancel & Piketty | 40% suivants | D2 à D5 | 7,0 | tCO2e** |
Chancel & Piketty | 40% suivants | D6 à D9 | 11,9 | tCO2e** |
Chancel & Piketty | 10% les plus riches | D10 | 31,2 | tCO2e** |
Credoc 2019 | Faible capital économique et culturel | D1 à D6 | 40,2 | % |
Credoc 2019 | Faible capital éco, fort capital culturel | D1 à D6 | 42,0 | % |
Credoc 2019 | Fort capital éco, faible capital culturel | D7 à D10 | 43,4 | % |
Credoc 2019 | Fort capital économique et culturel | D7 à D10 | 46,3 | % |
* Emissions de CO2 moyenne par ménage français en 2010. Ensemble : 7,4 tonnes de CO2 / ménage.
** Emission de Gaz à Effet de serre moyenne par ménage français en 2013. Ensemble : 11,1 tonnes de CO2 équivalents / ménage.
Ces trois études illustrent la même tendance : plus le capital économique du ménage est fort, plus ses émissions carbone sont élevées. Les émissions du ménage semblent toutefois augmenter bien moins vite que les revenus. Dans l’étude IPSOS, un cadre ne polluera que 28% de plus qu’un ouvrier, alors que ses revenus sont, en moyenne, 80% supérieurs (chiffres INSEE sur le revenu moyen des catégories socio-professionnelles). Phénomène encore plus marqué au sein de l’étude Credoc, puisque l’écart moyen de revenu est de 125% pour une différence de notation de 15% seulement. Il faut aller du côté de Chancel & Piketty pour trouver des écarts en revenus proches des écarts en émissions de gaz à effet de serre.
L’intuition initiale se vérifie donc à l’échelle française : un ménage à revenu plus faible (et donc consommant peu) émet également moins de gaz à effet de serre. Mais leur impact environnemental reste malgré tout comparable à celui des ménages à hauts revenus, malgré des réalités économiques complètement différentes.
D’un point de vue écologique, toutes les dépenses ne se valent pas
Comment expliquer la faiblesse de ces écarts ? Une première possibilité est de comparer les dépenses selon les revenus du ménage et leur impact environnemental.
Dans son rapport « Ménages et environnement 2017 » (lien), le Commissariat Général au Développement Durable propose une décomposition de l’empreinte carbone des français (10,7 tonnes de CO2 éq. par ménage lors de la publication du rapport) selon la source : Logement, Transport, Alimentation, Santé & éducation, Equipements & habillement et Autres biens & services. Une aubaine, puisque l’INSEE fournit, pour chaque décile de revenu, les dépenses moyennes sur ces différents postes. Si cette dernière étude date de 2006, le poids de chaque poste de dépense, au niveau national, évolue très peu depuis 15 ans. Il est donc raisonnable de considérer que la part, pour chaque décile, de ces différents postes a, elle aussi, peu évolué.
L’injustice écologique est aussi là : les postes de dépenses de survie (logement, alimentation, transport) sont aussi les plus polluants. Ces trois postes représentent 70% de l’empreinte carbone des français. Et sans surprise, ce sont les premiers déciles qui y accordent une plus grande part de leur budget. Ces dépenses de survie vont donc baisser moins vite que le revenu du ménage.
Sur le poste « Alimentation », l’étude du Commissariat Général au Développement Durable sur l’impact carbone des paniers de consommation courante (2012, accès) montre également que plus le prix du panier baisse, plus son impact carbone augmente (graphique 2a ci-dessous). Manger « éco-responsable » a bel et bien un coût.
Ce phénomène se retrouve également sur la partie transport. Dans ses Chiffres clés du Climat de 2019, le Commissariat Général au Développement Durable estime que 54% des émissions de Gaz à Effet de Serre issu des Transports en France sont liés à des véhicules particuliers. Et les vieux véhicules émettent plus de grammes de GES au kilomètre que les véhicules récents.
Diminuer son empreinte : effort individuel et enjeu national
Que faire, dans ce cas ? Les efforts individuels sont-ils inutiles ? Le cabinet d’études Carbone 4 s’est penché sur la question dans son rapport « Faire sa part ? » (lien).
Cette étude (qu’il faut absolument lire si ce n’est pas encore fait !) met en évidence l’impossibilité d’atteindre les objectifs de réduction de l’empreinte carbone par les seuls comportements individuels. Selon leurs estimations, un français exemplaire (« héroïque » dans le texte) ne réduirait que de 25% son empreinte. Un ménage moyen mais faisant de réels efforts pour l’environnement réduira plutôt son empreinte carbone de 10%. Bien loin des 80% de réduction à laquelle la France s’est engagée d’ici 2050.
Tous les ménages ne sont par ailleurs pas, comme expliqué ici, égaux sur la question. D’autant que, comme l’analyse Audrey Berry dans son rapport d’Avenir Climatique « Les effets distributifs de la fiscalité carbone en France » (lien), certaines mesures pèseront d’avantage dans le budget des premiers déciles.
De faibles revenus gêneront également la mise en place de certains leviers à l’échelle individuelle (rénovations énergétiques, alimentation locale…), tandis que les plus hauts revenus devront repenser leurs habitudes de consommation pour réduire leur empreinte de consommation. Ces derniers ayant, eux, le privilège du choix de leur consommation.
Les objectifs de réduction que la France s’est fixés ne seront donc atteints que par la mobilisation de tous les acteurs : l’Etat, les entreprises, et les individus. Tout en gardant à l’esprit que cette capacité à réduire, individuellement, ses émissions de GES est fortement corrélée à ses moyens financiers.