Décryptage de la critique du féminisme sur Twitter ; de la femme objet à la femme instrumentalisée.
« Les féministes sont agressives ». « Je préfère dire humaniste que féministe ». « La guerre des sexes ne nous apportera rien ». « C’est ça le féminisme, pas des débats futiles sur l’utilisation de Mademoiselle ». « L’égalité est déjà là, arrêtons de nous inventer des problèmes ».
Tout le monde a un jour entendu une de ces phrases. Et de très nombreuses personnes s’y reconnaîtront encore aujourd’hui. C’est du moins ce que montre l’enquête « Les français et le féminisme » menée en 2016 par OpinionWay. Pour ne citer que quelques exemples : parmi les personnes interrogées, 70% désapprouvent certains mouvements féministes, les deux tiers déclarent que ces mouvements ne leur donnent pas envie d’être féministes et seule la moitié du panel pense que les mouvements féministes actuels font progresser l’égalité.
Ces critiques du féminisme sont donc très ancrées dans l’opinion, et depuis plus d’un siècle. Interrogée par Glad!, la sociologue Juliette Rennes explique en effet que certaines idées, par exemple que l’égalité est acquise ou que le féminisme a pour but de dominer les hommes, sont déjà présentes dans les écrits de la Belle Epoque. Cet héritage historique n’empêche par ailleurs pas les discours antiféministes d’évoluer. Dans un entretien au Monde, Christine Bard note qu’en réponse au féminisme intersectionnel1Pour lequel l’émancipation des femmes impose de lutter contre l’ensemble des discriminations qu’elles peuvent subir : genre, culture, religion, sexualité, etc. se développe un antiféministe mobilisant une « intersectionnalité des haines », s’attaquant non seulement aux femmes mais aussi aux personnes LGBT, aux étrangers, etc. La chercheuse ajoute que ces idées sont très présentes au sein des discours d’extrême droite, sans pour autant se limiter à ces mouvements.
Tout en s’inscrivant dans une longue tradition, l’antiféminisme évolue et s’adapte donc. Mais les critiques présentées plus haut se limitent-elles à de l’antiféminisme ? Existe-il une critique constructive du féminisme et quelle forme prend-elle ?
Une fois encore, Twitter offre un bon terrain d’étude. Les réseaux sociaux sont en effet des espaces privilégiés pour les idées féministes et en réaction pour les idées antiféministes2Marie-Anne Paveau, « Féminismes 2.0. Usages technodiscursifs de la génération connectée », 2017, URL : http://journals.openedition.org/aad/2345. Twitter en particulier, dont les contenus sont publics, permet dépasser la sphère politique ou médiatique pour comprendre comment ces discours se matérialisent sur un panel important d’utilisateurs. Afin d’identifier clairement les idées véhiculées sur Twitter, la première étape est d’observer les principaux discours et postures sur le thème du féminisme.
Chapitre 1 : Les gens qui doutent (du féminisme)
Identification des principales postures autour du féminisme
Les critiques du féminisme émises sur Twitter opposent le plus souvent les bons et mauvais féminismes : selon le caractère inégalitaire ou misandre (guerre des sexes contre féminisme se construisant avec les hommes), l’importance supposée des combats (écriture inclusive* contre excision), ou encore la posture face au voile.
* Ecriture inclusive : L’écriture inclusive (ou langage épicène) est un ensemble de pratiques orales et écrites visant à éliminer les discriminations du langage, par exemple en incluant à la fois le masculin et le féminin aux tournures utilisées. Il peut s’agit de formes englobantes (ex : « ingenieur.e » plutôt que « ingénieur »), de règles grammaticales comme la règle de proximité (ex d’usage par Racine : « Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières / Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières » et pas « entiers » comme le prévoirait l’accord prioritaire au masculin) ou encore de néologismes (ex : « iel » comme contraction de « il » et « elle »).
Une première recherche permet en effet de se rendre compte que la critique du féminisme se fait presque systématiquement en opposant ce qui serait un féminisme souhaitable et ce qui serait un féminisme nocif, développant la rhétorique du bon et du mauvais féminisme. La plupart du temps, le féminisme « nocif » est celui qui est visible à travers les réseaux sociaux ou les médias ; le « bon » féminisme opère, à l’inverse, en dehors de France ou est associé aux figures féministes passées (le plus souvent décédées, ou du moins qui ne sont plus visibles dans le paysage médiatique).
Le premier axe à se dégager de ces critiques porte sur le caractère misandre ou inégalitaire du féminisme. Il s’agit ici de prêter aux féministes une volonté d’écraser les hommes dans une opposition assumée. Dans cette logique, le combat féministe ne porte plus sur la disparition des inégalités entre les hommes et les femmes, mais un lobbying pro-femmes au détriment des hommes.
Ce procès d’intention est suivi de critiques quant au choix des combats menés par les milieux militants. Ce nouvel axe peut tout d’abord s’inscrire dans la continuité de l’attaque en misandrie : il paraît effectivement logique, une fois l’accusation de misandrie portée, de classer les combats qui feraient avancer l’égalité et ceux qui, au contraire, s’inscriraient dans une démarche de haine des hommes. Les combats féministes sont aussi classés en fonction de leur importance supposée : lutte contre le mariage forcé versus écriture inclusive3Rappel : L’écriture inclusive (ou langage épicène) est un ensemble de pratiques orales et écrites visant à éliminer les discriminations du langage, par exemple en incluant à la fois le masculin et le féminin aux tournures utilisées. Il peut s’agit de formes englobantes (ex : « ingenieur.e » plutôt que « ingénieur »), de règles grammaticales comme la règle de proximité (ex d’usage par Racine : « Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières / Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières » et pas « entiers » comme le prévoirait l’accord prioritaire au masculin) ou encore de néologismes (ex : « iel » comme contraction de « il » et « elle »)., combat contre l’excision contre refus des codes de beauté touchant le corps des femmes (dont les fameux poils d’aisselle).
Il est possible de noter que ces deux premières critiques partagent certaines caractéristiques :
- Elles ne remettent jamais en cause directement les enjeux du féminisme (égalité hommes-femmes, fin des violences sexuelles et sexistes)
- Ces discours présentent certains combats féministes comme nuisibles, soit au féminisme en lui-même, soit à l’ensemble de la société
- Si le féminisme n’est en apparence pas rejeté en bloc, les critiques s’agrègent souvent pour dénoncer un féminisme qualifié de moderne ou d’occidental
Le dernier axe de critique, plus idéologique, se rapporte à l’Islam et plus particulièrement au port du voile. Le voile est ainsi présenté comme une oppression des femmes qui serait tue par les mouvements féministes. L’omniprésence de cette question est à la fois conjoncturelle (l’analyse est réalisée au moment d’une nouvelle polémique) et inscrite dans un temps long.
Cette question du voile, et plus généralement des femmes musulmanes, est plus une critique d’ordre idéologique. A l’inverse des critiques précédentes qui visaient le mode d’action et la priorité des combats, elle porte ici sur le fond : il ne serait pas possible d’être féministe sans condamner fermement le voile. Les féministes se rendraient complices de l’oppression de femmes musulmanes soit par leur soutien aux femmes voilées, soit par leur absence de condamnation de l’Islam. Cette attaque se conjugue fréquemment à celle sur le choix des combats : l’absence de condamnation du voile porte, dans cette rhétorique, un discrédit sur les autres actions féministes.
A noter que la fin d’année 2019 a été très marquée par une nouvelle polémique sur le voile, bien qu’elle n’explique pas, seule, la focalisation des critiques sur ce thème. Même au sein des mouvances féministes, il s’agit d’un thème récurrent de l’opposition entre féminisme dit universaliste (qui s’inscrit dans un projet d’égalité résolument laïque et rejette souvent les religions comme expression d’un pouvoir patriarcal) et intersectionnel (pour lequel l’émancipation des femmes impose de lutter contre l’ensemble des discriminations qu’elles peuvent subir : genre, culture, religion, sexualité, etc).
De plus, la question du voile apparaît depuis plus de 30 ans dans la sphère médiatique et en collusion avec les problématiques féministes : il n’est donc pas surprenant qu’elle soit très présente ici. Le voile comme sujet de société ne se limite par ailleurs pas aux dernières décennies puisqu’il trouve certaines racines dans l’histoire coloniale française, comme le rappelle Philippe Porter sur France Culture.
Ces 3 grandes critiques ne sont pas les seules à viser le féminisme. Les féministes de la génération précédente sont, par exemple, souvent idéalisées pour opposer le « féminisme actuel » (pour reprendre les mots d’un utilisateur) et le féminisme d’avant. Le féminisme est aussi régulièrement accusé d’être liberticide, critique qui recoupe souvent l’accusation de guerre des sexes. Dans tous les cas, ces discours relèvent bien d’une opposition entre un féminisme supposé bon ou bénéfique et un féminisme dénoncé comme mauvais ou dangereux.
Enfin, à ce stade, les critiques ne sont pas toutes synonymes de rejet du féminisme (bien qu’elles montrent une défiance vis-à-vis de certains féminismes). Si certains contenus visent explicitement le « féminisme moderne », ou autres périphrases désignant les féminismes contemporains, certaines sont plus générales et seraient (a priori) compatibles avec un engagement pour les droits des femmes ou contre les violences sexistes.
En marge de ces critiques, des discours antiféministes bien plus caricaturaux sont visibles. Les pro-féministes sont également présents et répondent fréquemment à certaines critiques, que ce soit par un contre-discours, ou simplement des détournements humoristiques.
Une frange antiféministe dure s’attaque donc, de manière frontale et sans réels arguments, aux féministes ou au féminisme. Une utilisatrice écrira, par exemple, que les féministes sont « des femmes qui ne s’assument pas ». Un autre les qualifiera de « misandre » menant une « guerre des sexes ». Dans les franges extrêmes de l’antiféminisme, le tableau est toujours le même : la féministe est avant tout une femme malheureuse et aigrie, cherchant à imposer des règles tyranniques au reste de la société. Le thème de la misandrie reste très présent, signe d’une certaine continuité entre les critiques émises et ces attaques directes.
Face à ces critiques, les pro-féministes mêlent leurs revendications à un contre-discours. Avec un style généralement sans filtre ou provoquant (et assumé), les militantes et militants recentrent le plus souvent le débat sur leurs cibles (le patriarcat et le sexisme) et revendiquent leur choix de prendre en compte toutes les luttes sans les classer ou segmenter. Il est aussi intéressant de noter que certaines publications utilisent directement les critiques présentées précédemment pour démentir, recadrer ou corriger.
Cette réappropriation des critiques (pour mieux expliquer ce que serait le féminisme) ne se limite par ailleurs pas à ces quelques exemples. Dans la publication sur les Féminismes 2.0 abordée en introduction, Marie-Anne Paveau propose une autre illustration de ce phénomène : le Bingo antiféministe. Existant dans de multiples langues, sous de multiples versions, ce « Bingo » détourne les critiques adressées aux féministes comme des lieux communs qu’il suffit de cocher dans la grille à chaque apparition. La version présentée ci-dessous a plus de 10 ans, preuve d’une certaine persistance de ces critiques. Le bingo permet de retrouver deux des trois grandes composantes citées ci-dessus : la critique du féminisme comme intrinsèquement inégalitaire et anti-homme, et le classement des combats ou des modes de militantisme (Précision : ces catégories sont des ajouts de ma part qui ne sont pas présents sur le bingo initial).
La rhétorique antiféministe visible sur Twitter est donc clairement identifiable, et s’inscrit dans la durée comme en témoignent les outils mis en place par les pro-féministes. Est-ce une simple posture d’opposition, de réaction (donc réactionnaire) aux revendications féministes ? Quelles autres idées seraient véhiculées par cette critique du féminisme et ses auteur-e-s ? Existe-il, au-delà de la critique, des propositions pour le féminisme, c’est-à-dire une critique s’accompagnant d’un réel engagement au profit de la cause des femmes ?
Pour étudier ces différentes questions, il est possible de chercher différents marqueurs au sein d’utilisateurs et utilisatrices s’identifiant aux antiféministes primaires, aux antiféministes critiques et aux pro-féministes. En gardant en tête les trois axes de critique principaux (la question du voile, la gradation des luttes et le caractère anti-hommes donc inégalitaire), ces marqueurs seraient :
- Les idées connexes à la question du voile, notamment la perception de l’Islam
L’objectif est de déceler si cette critique du voile est motivée par des convictions de défense des femmes, ou si elle s’inscrit majoritairement dans une critique ou accusation de l’Islam (la cause des femmes devenant un thème opportuniste au sein de cette critique) - Des thèmes liés aux violences que subissent les femmes ou à leur liberté à disposer de leur corps
Ce qui permet de vérifier, par exemple, si l’appel à s’intéresser à des causes « supérieures » pour le droit des femmes est suivi d’action ; ou à l’inverse, quels sont les combats les plus représentés dans le panel pro-féministe - Enfin, s’il est plus complexe de déterminer le caractère inégalitaire d’un mouvement aussi vaste, il sera possible de réinterroger les combats ayant beaucoup mobilisé sur Twitter pour se demander s’ils relèvent de la lutte contre une inégalité, une injustice, ou au contraire d’une volonté d’avantager les femmes par rapport aux hommes
Chapitre 2 : Le centre du motif (antiféministe)
Confrontation des 3 catégories selon différents thèmes : le corps des femmes, les violences qu’elles subissent, la figure de la victime.
Pour constituer les panels d’étude, les 1200 derniers tweets de plus de 2000 utilisateurs et utilisatrices ayant partagé un des contenus suivants ont été extraits et analysés. Ce panel se divise en trois groupes distincts :
- Les antiféministes, ayant partagé des contenus négatifs (sans critique construite) sur le féminisme
- Les critiques du féminisme, ayant partagé des contenus critiquant certains aspects du féminisme
- Les pro-féministes, ayant partagé des contenus défendant le féminisme
Bien évidemment, il est impossible de tracer une ligne précise entre la critique gratuite et la critique constructive. Distinguer les deux premières catégories permet toutefois d’évaluer la proximité (ou distance) de ces deux groupes. Si l’objectif de la 2e catégorie est simplement de dénigrer le féminisme, sous couvert de critiques à l’apparence construites, elle sera très proche (thèmes partagés, mots utilisées, adhésion à différentes idées…) de la première catégorie. A l’inverse, des différences notables entre ces deux groupes seront présentes si le groupe des critiques ne se limitent pas à de l’antiféminisme.
A propos de ces analyses…
- 2,7 millions de tweets ont été pris en compte, répartis sur les 2182 users
- Les extractions ont eu lieu fin octobre 2019 (entre le 17 et le 21 octobre) et prennent en compte les 1200 derniers tweets de chaque utilisateur (indépendamment de la plage de temps couverte par ces tweets ou non)
- 80% des tweets récupérés ont 4 mois ou moins
- 559 users (26%) sont identifiés comme antiféministes, 852 (39%) comme critiques et 771 (35%) comme pro-féministes
- Les calculs d’occurrences de mots prennent en compte tous les textes des tweets se rapportant au thème considéré
- Certaines catégorisations sont réalisées manuellement (elles seront indiquées à chaque infographie)
Les 559 users « anti » ont partagé un des contenus suivants :
Les 852 users « critiques » ont partagé un des contenus suivants :
Les 771 users « pro » ont partagé un des contenus suivants :
Sans surprise, pour parler de féminisme ou de sexisme, l’ensemble du panel emploie d’abord le lexique du genre (homme, femme…), puis de la discrimination et de la violence. Pour autant, un lexique religieux, centré sur l’islam, est très présent dans les groupes des antiféministes et des critiques du féminisme.
Cette première analyse, sur les notions de féminisme et sexisme, montre en effet une focalisation sur la religion musulmane et notamment du voile du côté des antiféministes comme des critiques. Avec quelques nuances : ainsi les ‘anti’ opposeront par exemple les « lois » de la « république » « islamique », en « Iran », aux nôtres. A côté, les ‘critiques’ parleront plus de féminisme « universaliste », avec ou contre une « idéologie » et en opposition aux « islamistes ».
L’omniprésence de ce thème est très probablement accentué par la période où les données ont été collectées (fin octobre 2019, en pleine – nouvelle – polémique sur le voile). Un deuxième thème apparaît également, à travers les mots « hôtesses » ainsi que « tour » (tous deux très employés par les ‘anti’ et les critiques). Ces mots renvoient à une autre polémique, datant de l’été 2019, faisant suite à une pétition pour la suppression des hôtesses du Tour de France. La focalisation des panels antiféministes et critiques sur les polémiques récentes, plutôt que sur des idées de fond, indique que le féminisme est peu abordé en dehors de ces réactions aux polémiques.
A l’inverse, le lexique employé par les pro-féministes laisse très peu filtrer ces mêmes polémiques. « Sexe », « patriarcat », « harcèlement », « victimes » : les mots utilisés sont ceux de mécanismes et de sujets de société plus que de polémiques ou scandales. Quelques traces de polémiques apparaissent toutefois, sur le voile à travers le mot « voilée » ainsi que sur la « pub » Nana mettant en scène des « vulves ». Ce spot publicitaire, titré « Viva la vulva », avait en effet fait réagir certains téléspectateurs la jugeant inappropriée pour la télévision, et à l’inverse fut bien accueillie (et défendue) par plusieurs comptes pro-féministes.
Mots les plus employés par les en rapport avec .
Ci-dessus : Les 50 mots les plus utilisés sur les thèmes du féminisme et du sexisme (sélectionner les menus déroulant pour choisir le thème et le groupe d’users à afficher). En gris, les mots présents dans les 3 groupes (donc non spécifiques). En couleur : les mots spécifiques au groupe sélectionné, ou partagés avec un autre groupe.
Ces deux premiers thèmes permettent de confirmer une certaine proximité idéologique entre antiféministes et critiques du féminisme, ainsi qu’une focalisation sur la religion musulmane… ou plus généralement les polémiques françaises, qu’elles soient amorcées par des féministes (hôtesses du tour de France) ou non (le voile). Cette focalisation se retrouve par ailleurs très peu chez les pro-féministes. Toutefois, ces grands thèmes ne suffisent pas pour comprendre le rapport que chaque groupe entretien avec les droits des femmes et leur émancipation. Pour cela, il est intéressant de s’intéresser à un thème plus précis : la perception du corps des femmes, ou du corps féminin.
La perception du corps des femmes confirme cette asymétrie des points de vue. Les pro-féministes entendent avant tout désacraliser les corps des femmes et rejettent les impératifs qui pèsent dessus, alors que les critiques et antiféministes n’abordent la question que sur des sujets de société… et peuvent parfois, de manière plus minoritaire, proposer de revenir sur des droits acquis.
Ainsi, chez les antiféministes comme chez les critiques du féminisme, les revendications sur les sujets de société récents (port du voile, statut des hôtesses, PMA4Procréation Médicalement Assistée, ouverte récemment aux couples de femmes, GPA5Gestation Pour Autrui) occupent la majorité des discussions (respectivement 56 et 58% des contenus analysés sur le thème) avec une très forte dominante sur le voile (38 et 45%). Et, mis à part le statut des hôtesses qui est plutôt défendu (la position opposée étant marginale), ces revendications visent plutôt une restriction de certaines libertés : limitation du port du voile, suppression de la loi récente sur la PMA pour les couples de femmes, interdiction maintenue pour la GPA.
Dans le même ordre d’idées, les appréciations varient concernant la liberté des femmes à disposer de leur corps. Pour les pro-féministes, elle est très souvent défendue (44% des tweets analysés, thème le plus important) et prend diverses formes. Il peut s’agir d’une acceptation de tous les corps de femmes (surtout quand éloignés des normes sociétales), l’affirmation du droit à chacune d’assumer sa sexualité, du choix de se dénuder (sur des photographies par exemple) ou au contraire à être prude, de son droit à choisir sa contraception ou d’avorter…
Du côté des antiféministes et critiques du féminisme, l’idée qu’une femme est libre de disposer de son corps est présente bien que moins souvent représentée (respectivement : 10 et 5% des tweets). Plus encore : l’idée inverse apparaît également, certains tweets jugeant qu’il existe des limites à ces libertés (par exemple, estimer que montrer son corps est perçu comme déplacé, ou condamner certaines sexualités et bien plus marginalement remettre en cause le droit à l’avortement sans consultation des proches). Bien qu’elle reste limitée chez les critiques du féminisme (2% des tweets), les antiféministes, eux, tweetent plus souvent sur les limitations de ces libertés que sur leur défense (7% contre 5%).
Ce que disent les quand ils parlent du corps des femmes.
Thèmes des tweets parlant du corps féminin ou du corps des femmes (classification manuelle), et mots les plus utilisés au sein de ces tweets.
Si la thématique du corps des femmes confirme certaines obsessions chez les deux catégories critiquant le féminisme (tel que le voile), elle met aussi en lumière d’autres dynamiques. Tout d’abord, quelques différences apparaissent enfin entre le groupe des antiféministes et celui des critiques du féminismes, ces derniers étant plus nuancés quand ils abordent les libertés des femmes. Critiques comme ‘anti’ démontrent toutefois des postures plutôt conservatrices concernant des questions de société comme la PMA. Même la défense du statut des hôtesses (du Tour de France, du Salon de l’Auto, etc) peut être perçue comme la défense d’une tradition, plutôt que comme la revendication du droit des femmes à gagner leur vie de cette façon.
Cette tendance conservatrice, qui reste ici limitée, est-elle visible sur d’autres thèmes au sein des antiféministes et critiques du féminisme ? Quels mécanismes sont à l’œuvre derrière cette focalisation sur le voile musulman ? Quelle est la place des femmes et des violences qu’elles subissent au sein de ces corpus ? Pour y répondre, il est pertinent d’étudier les articles (de presse comme de blog) les plus partagés par chaque groupe. Ces articles démontrent en effet les centres d’intérêts (ou d’inquiétude) des différents utilisateurs.
Aparté méthodologique :
Pour mettre en évidence ces idées les plus partagées au travers d’articles, au moins dans les grandes tendances, près de 1000 articles de presse ou de blogs ont été passés en revue. L’objectif : identifier les idées véhiculées par les articles les plus souvent partagés par les utilisateurs.
A propos de l’analyse des articles partagés…
- Cette analyse limite le corpus à 1358 utilisateurs et 12 550 tweets
- Avec une moyenne de 9 articles partagés par compte, ces analyses sont qualitatives et permettent de déceler des tendances, et n’ont en aucun cas une valeur statistique
- Les catégories sont définies manuellement
- Les articles ne véhiculant pas d’idée ou de thèse claires ont été ignorés
- Les tweets contenant les liens de ces articles ont également été passés en revue pour déterminer s’ils adhéraient au contenu de l’article ou, au contraire, s’y opposaient
Illustration : exemple d’article catégorisé comme « Perception négative et hostile à l’immigration » et « Perception négative et hostile de l’Islam » (ci-dessous)
Illustration : exemple d’article catégorisé comme « Sensibilité aux violences visant les femmes » (ci-dessous)
Analyser les articles les plus partagés fait apparaître, chez les antiféministes comme chez les critiques du féminisme, une défiance forte vis-à-vis de l’Islam et de l’immigration. Le thème des violences faites aux femmes, s’il n’est prioritaire que chez les pro-féministes, reste souvent abordé dans les trois groupes.
Une fois de plus, l’Islam reste au centre des préoccupations des utilisateurs critiques et antiféministes, et cette fois-ci indépendamment de la question du voile. En effet, le rejet des signes religieux musulmans ne se trouvent qu’au 7ème et 6ème rangs des thèmes les plus abordés par les antiféministes et critiques du féminisme… derrière donc la critique de la religion musulmane dans son ensemble, au premier rang dans les deux cas. Les pro-féministes se concentrent, de leur côté, sur les violences et discriminations subies par les femmes, mais aussi par les personnes victimes de racisme, d’islamophobie ou d’antisémitisme.
D’un point de vue plus global, et quel que soit le thème (Islam, immigration, criminalité, attentats, extrême droite, violences faites aux femmes, défiance vis-à-vis des politiques ou des médias…), les ‘anti’ comme les critiques semblent donc partager une base idéologique commune. Les quelques différences observables ne sont en effet pas significatives au regard du faible nombre d’articles pris en compte par utilisateur.
Ci-dessus : Idées les plus partagées au travers d’articles de presse ou de blog selon l’attitude vis-à-vis du féminisme. L’évaluation et la classification sont manuels. La mesure sert à dégager des tendances mais n’a pas de valeur statistique.
Au sein de ces deux panels, les postures conservatrices concernant le corps des femmes s’inscrivent donc dans une rhétorique plus large, sensible aux idées de l’extrême droite et à la défiance face à l’Islam ou l’immigration. Par ailleurs, le rejet de l’Islam, qui prévaut sur celui du voile, constitue probablement la principale motivation des postures anti-voile, devant donc la défense de la femme musulmane face à des traditions qui la priveraient de certaines libertés.
Une certaine sensibilité aux violences faites aux femmes existe bien. Les antiféministes et critiques du féminisme n’en font certes pas un thème de premier rang (respectivement le 15e et le 9e thème le plus cité), mais un sujet récurrent. Toutefois, ce constat cache des polarisations précises, qui deviennent très claires en regardant dans le détail les articles partagés sous ce thème.
Si chaque groupe a une sensibilité pour les violences faites aux femmes, celles-ci ne correspondent pas aux mêmes réalités. Les pro-féministes s’attacheront beaucoup aux violences à l’intérieur de nos sociétés, là où leurs détracteurs les perçoivent comme associées à l’immigration ou encore à des pays d’Afrique ou d’Asie.
En effet, quand il s’agit de violences faites aux femmes, les trois groupes ne parlent résolument pas des mêmes violences. Une part importante des partages issus des ‘anti’ comme des critiques concerne des violences subies par les femmes en dehors d’Europe, principalement en Afrique ou en Asie : il peut s’agir de phénomènes d’excisions, de mariages forcés, de femmes réduites en esclavage ou encore de décisions de Justice très répressives contre les femmes. Et quand ces événements se déroulent en Europe, les articles font le plus souvent le lien (titre ou introduction) avec la nationalité ou la religion de l’auteur.
Ci-dessus : Au sein des articles portant sur les violences ou discriminations subies par les femmes, les sujets d’articles ayant déclenché le plus de partage (en % du total de partages). La classification est manuelle.
Cette représentation des violences, et surtout de leurs auteurs, tranche avec celle des pro-féministes qui partagent principalement des événements se déroulant en France ou en Europe (harcèlements sexuels, agressions, viols, féminicides…) et sans distinction selon l’origine ou la religion des auteurs. Il y a donc deux profils distincts de l’auteur de violences faites aux femmes : Monsieur Tout-le-monde pour les pro-féministes, et Monsieur Pas-de-chez-nous pour antiféministes et critiques du féminisme.
Les données disponibles sur les agressions, par exemple les viols, tendent à contredire cette idée reçue de l’immigré-violeur. Ainsi, en 20156INED, Enquête Virage, 2015, synthèse et rapport, l’INED estime que 42% des femmes victimes de viols ou de tentatives de viols au cours leur vie ont été agressées par un membre de la famille ou un proche et 37% au sein du couple (conjoint ou ex-conjoint). Les agressions au sein de l’espace public concernent, elles, 24% des victimes, moins de 7% pour les violences au travail ou dans les études. Une victime pouvant avoir subi plusieurs agressions au cours de sa vie, cela signifie que moins de 31% des femmes victimes l’ont été en dehors du cadre familial ou du couple. Or les hommes de nationalité étrangère ne sont présents que dans 11% des nouveaux mariages (hors mariages de même sexe)7INSEE, 2015. Ce chiffre était identique en 1999 pour les couples au sens large : INED, 2005, lien. Les viols sont donc liés aux structures mêmes de la société (structures familiales ou de couples…) et non à des éléments externes (tels que l’immigration).
Cette perception commune de la femme-victime comme les différences d’appréciation des agresseurs se retrouve par ailleurs dans l’ensemble des messages portant sur les victimes (donc tous les tweets contenant « victime », quel que soit le contexte). Ainsi, associé au mot « victime », les ‘anti’ et ‘critiques’ se focalisent sur le terrorisme et l’Islam ; à l’inverse, les violences sexistes et sexuelles prédominent chez les pro-féministes. La violence prend bien, pour les uns, une connotation culturelle et religieuse. Tandis que pour les autres, les violences sont souvent genrées et liées au sexisme (donc le plus souvent, un homme violent contre une femme).
Ci-dessus : Les 50 mots les plus utilisés sur les thèmes de la victime (sélectionner les menus déroulant pour choisir le groupe d’users à afficher). Les mots sont classés selon l’information qu’ils sont susceptibles d’offrir sur les faits décrits (parties prenantes, événement, contexte, conséquences). Ces catégories sont manuelles proposées à titre indicatives.
Bien évidemment, ces focalisations ont chacune leur contexte. Du côté des pro-féministes, 2019 a été une année de très forte mobilisation autour des violences sexistes, en particulier les violences conjugales et les féminicides. Personne ne sera étonné de retrouver des violences genrées dans un corpus actif sur la question des violences faites aux femmes. Du côté des antiféministes comme des critiques du féministe, 2019 a également été marquée par les meurtres de la Préfecture de Police, ainsi qu’un nouveau débat sur le voile courant Octobre.
Chapitre 3 : Non, tu n’as pas de nom (ou pas le bon)
Synthèse sur le discours antiféministe au regard des analyses précédentes et possibles interprétations.
En synthèse, ces différentes analyses permettent d’établir quelques constats venant éclairer ou compléter les discours antiféministes :
- Antiféministe et critique du féminisme : Peu de différences significatives de discours
Tout d’abord, au regard des thèmes analysés, il paraît difficile de dissocier clairement les utilisateurs du panel « antiféministe » et ceux du panel « critique du féminisme », tant ces deux groupes se retrouvent sur l’ensemble des tendances. La critique en apparence argumentée du féminisme s’inscrit dans le prolongement direct (sinon en superposition) de l’antiféministe primaire. Certaines idées de défense des droits des femmes sont tout de même légèrement plus représentées chez les « critiques ». Cette légère distinction est également visible dans les idées plus conservatrices sur les droits des femmes, qui existent en marge de ces deux groupes : ces idées s’expriment plus fréquemment chez les « anti ».
- Violences faites aux femmes et port du voile : Le rejet de l’Islam prime sur les violences faites aux femmes
Les violences faites aux femmes sont avant tout perçues, par ces deux groupes, comme liée à des facteurs culturels ou religieux (pays d’Afrique ou d’Asie, immigrés, musulmans). De plus, la focalisation sur des thématiques identitaires telles que le rejet de l’Islam ou de l’immigration est encore plus présente en dehors des questions relatives aux femmes. Tout indique que ces questions civilisationnelles priment sur les questions féministes ; il est donc logique d’interpréter le rejet du voile comme une composante de cette rhétorique.
- Gradation des combats féministes : Une gradation qui ne correspond pas aux réalités des discours pro-féministes
Si le choix des combats semble s’opérer selon une grille civilisationnelle pour les antiféministes et critiques du féministe, les pro-féministes se focalisent sur les viols, violences physiques et féminicides. Les « petits combats » mentionnés (écriture inclusive, hôtesses du tour de France) apparaissent quantitativement peu dans les discours, et sont au second plan derrière les violences sexistes et sexuelles. De plus, leur présence au côté de revendications émancipatrices semble servir un discours de libération du corps de la femme. La focalisation supposée des féministes sur des détails (au sens donné par les antiféministes) ne se retrouve donc pas dans le panel : il s’agit très probablement d’un biais de perception des antiféministes plus qu’une réalité militante.
- Misandrie et guerre des sexes : Pas de marqueur clair de rejet de l’homme chez les pro-féministes
Bien que dans le cadre des discours pro-féministes, l’homme soit souvent abordé en tant qu’auteur de violences, les analyses menées ne permettent pas de corroborer cette idée de misandrie ou de guerre des sexes. En effet, les sujets abordés par les pro-féministes sont avant tout des violences subies par les femmes : il ne s’agit pas, du moins en première intention, de limiter les hommes en droits mais bien de s’attaquer aux violences sexistes et sexuelles. Il n’y a rien, à ce stade, qui permette de valider l’idée d’un féminisme inégalitaire dont les hommes seraient les grands perdants (d’autant que les pro-féministes appellent, le plus souvent, à sortir de ces carcans homme/femme).
Puisque ces éléments viennent remettre en cause (ou infirmer) nombre de composantes des discours de critique du féminisme, comment interpréter ceux-ci ? Que penser de la supposée misandrie, de l’appel à la classification des luttes féministes par priorité ou gravité, ou encore de la question du voile ? Trois axes d’interprétations se dégagent, et semblent se compléter : la logique masculiniste ; la rhétorique réactionnaire et le récit identitaire.
La critique d’un féminisme anti-hommes semble s’inscrire dans un discours de crise de la masculinité. Selon cette rhétorique, entretenue par les mouvements masculinistes, les hommes seraient mis en danger par une domination féminine qui serait en cours (ou s’aggraverait) à travers les luttes féministes.
En effet, que le féminisme soit misandre ou à l’origine une guerre des sexes implique que l’homme soit menacé, donc en crise. Dans son ouvrage La crise de la masculinité – Autopsie d’un mythe tenace, Francis Dupuis-Déri étudie ce discours et ses implications. « Les femmes sont devenues si puissantes que notre indépendance est compromise à l’intérieur même de nos foyers, qu’elle est ridiculisée et foulée aux pieds en public » : ces mots de Caton l’Ancien, vers 195 avant Jésus-Christ, paraissent étrangement transposables dans les discours actuels. Les romaines étaient pourtant loin d’être en position de pouvoir. C’est précisément le constat du chercheur, qui montre à travers son ouvrage comment ce discours perdure à travers les âges, et se mobilise qu’il y ait – ou non – amélioration de la condition des femmes.
Les femmes ne dominent toujours pas la société, et en sont même bien loin, comme le rappelle Francis Dupuis-Déri. Elles sont rares au sein des conseils d’administration des grandes entreprises, gagnent en moyenne moins que les hommes, ont un taux de pauvreté plus important ; en matière de Justice, la majorité des plaintes pour violences ou viols n’aboutissent pas (quand les plaintes sont déposées). Ce discours de crise ne lutte donc pas contre un déséquilibre réel ; éventuellement contre un déséquilibre perçu (ou fantasmé), et plus probablement contre l’idée d’égalité.
Ce glissement vers une rhétorique anti-égalitaire s’illustre dans les actes comme dans les idées. Sur le plan des actes, les groupes militants portant ce discours de crise de la masculinité sont en grande majorité masculinistes – donc pro-hommes et non pro-égalité. C’est par exemple le cas des associations militant pour les « droits des pères », comme SOS Papa en France. En effet, les revendications de ces associations ne prennent pas leur source dans une volonté de plus grande implication des pères dans les tâches domestiques ou l’éducation de leurs enfants, mais dans un refus de s’acquitter des pensions alimentaires lorsqu’ils n’ont pas la garde des enfants, c’est à dire de contribuer financièrement aux besoins de leurs enfants. Interrogée par Slate, Stephanie Lamy (co-fondatrice du collectif Abandon de famille – Tolérance Zéro!) rappelle que si les pères n’obtiennent pas la résidence alternée, c’est avant tout qu’ils ne la demandent pas : lorsqu’elle est exprimée, leur demande de résidence alternée est effectivement satisfaite dans 93% des cas.
Aussi, ce discours suppose un nécessaire retour à des identités de genre traditionnelles : si l’homme est mis en danger par des femmes brisant des codes de féminité et remettant en cause les codes de virilité, c’est bien que cette séparation des genres est nécessaire. Les termes employés à travers les âges, et encore aujourd’hui, montrent par ailleurs le poids de ces représentations : les féministes sont accusées de préparer une guerre des sexes, d’être violentes et agressives. La féministe misandre serait donc masculine, et ne peut donc vouloir que dominer (!). Cette logique, d’une certaine façon, s’auto-justifie pour présenter le féminisme comme vain, contre-productif ou dangereux. Ce sont par ailleurs des arguments caractéristiques des discours réactionnaires.
En jonction avec le masculinisme se trouve le conservatisme, c’est-à-dire l’opposition en réaction, ou réactionnaire, à des progrès sociaux. La rhétorique antiféministe développée sur Twitter illustre les composantes caractéristiques des discours réactionnaires : la futilité du féminisme, ses effets pervers et ses dangers.
Les arguments antiféministes se fondent très bien dans les rhétoriques réactionnaires classiques, telles que décrites par Albert O. Hirschman dans son essai Deux siècles de rhétorique réactionnaire. Cet économiste et essayiste s’est intéressé aux constantes des discours s’opposant à la Révolution Française (fin XVIIIème), à la mise en place progressive du suffrage universel en Europe et aux Etats-Unis (qui commence au XIXème siècle et se termine courant XXème) et remettant en cause le Welfare State (Etat-Providence) américain dans la seconde moitié du XXème siècle.
En s’appuyant sur ces trois périodes, Albert Hirschman montre tout d’abord que les rhétoriques réactionnaires s’emploient systématiquement à présenter les potentielles avancées sociales comme contre-productives, vaines ou dangereuses. De plus, il note que ces critiques sont le plus souvent peu rigoureuses et étayées, même remises dans le contexte de l’époque. Ce constat est encore plus parlant avec le recul historique : il est aujourd’hui difficile de présenter les changements en question comme des catastrophes, ni même comme des régressions. Selon Hirschman, ces rhétoriques sont donc employées pour discréditer les causes ciblées et non dans une logique de débat constructif. Il distingue trois idées réactionnaires principales : la thèse de l’effet pervers (Perversity), celle de la futilité (Futility) et de la mise en péril (Jeopardy).
Le caractère prétendument inégalitaire ou misandre des féministes est une très bonne illustration de la rhétorique d’effet pervers. L’objectif, ici, est de prouver que le progrès présenté aura plus d’inconvénients que d’avantages, ou qu’il aggraverait la situation… par exemple, en créant une nouvelle inégalité, une inversion des normes (où les hommes sont désavantagés face à des femmes toutes-puissantes). Même rhétorique lorsqu’il s’agit de reprocher aux féministes de s’attaquer aux mauvais combats ou d’être trop agressives : l’idée sous-jacente est que, divisant leurs forces ou renvoyant une mauvaise image du mouvement, elles desservent la lutte pour les droits des femmes.
La deuxième mécanique, l’argument de futilité, est plus discrète dans les contenus étudiés. Il s’agit de prouver que les efforts sont futiles, vains, et que la situation ne peut changer. Dans les critiques du féminisme, elle se retrouvera dans les arguments naturels du genre : il y aura toujours un modèle masculin et un modèle féminin ; remettre en cause le modèle masculin, c’est remettre en cause les hommes. Cette argumentation renvoie aussi à la notion de crise de la masculinité. Prétendre lutter contre les conceptions de genre devient donc un mirage, une chimère.
Enfin, la mise en péril s’incarne ici à travers la question du voile ou l’argument (non abordé dans cet article) de la chasse aux sorcières qui émerge à chaque nouvelle vague d’accusations de violences sexistes. L’idée est de montrer que la cause défendue demanderait de sacrifier des avantages ou droits précédemment acquis… et serait donc dangereuse pour la société. Ainsi, le port du voile met en danger une certaine idée de la Laïcité, tout en étant considéré (par ses opposants) comme une contrainte imposée aux femmes musulmanes. S’il ne lutte pas contre le voile, le féminisme se fait donc complice de ce péril. Le péril sur l’idéal de Justice est parfois également présent. Il est par ailleurs au centre du contre-discours derrière chaque accusation de viols ou violences à travers la dénonciation de chasse aux sorcières8Détournant au passage la figure de la Sorcière, longtemps utilisée pour justifier des violences ou pressions sur les femmes (lire à ce sujet « Sorcières » de Mona Chollet, sorti en 2019) qui substituerait un tribunal populaire à la Justice et à la présomption d’innocence.
Les trois composantes de la rhétorique réactionnaire s’illustrent donc bien avec le discours antiféministe. Son but ne serait donc pas d’apporter une critique constructive mais de présenter le mouvement féministe comme non-souhaitable, sinon dangereux. Cette interprétation est très cohérente avec la persistance des idées antiféministes depuis plus d’un siècle : bien que les mouvements féministes aient évolué au fil des droits obtenus, les arguments antiféministes restent peu ou prou les mêmes. Les idées propagées par les utilisateurs ne se limitent toutefois pas à un contre-discours. Au-delà de la rhétorique antiféministe, il est possible d’y voir une récupération des thèmes des violences faites aux femmes dans un prisme identitaire.
Plus qu’un contre-discours, la rhétorique antiféministe se réapproprie nombre de thèmes liés aux violences sexistes dans un prisme identitaire. Au contraire des pro-féministes, pour qui les violences sexistes perdurent dans toutes les cultures, les antiféministes et critiques du féminisme inscrivent ces violences dans un discours de choc de civilisations. Le danger, pour les femmes, serait ailleurs ; ou viendrait d’ailleurs.
Ce discours antiféministe n’est donc pas seulement un rejet du féminisme, mais promeut une idéologie selon laquelle le danger est bien à l’extérieur du groupe majoritaire, et non à l’intérieur. Il n’est finalement pas étonnant de voir l’argument de la gradation des combats apparaître dans ce discours antiféministe, puisque ces derniers semblent appliquer des critères stricts pour définir une véritable violence sexiste : port du voile, excision, mariage forcé, condamnation au fouet, esclavagisme… le critère est toujours l’ailleurs.
Cet autre viendrait-il jusque dans nos bras, égorger nos fils et nos compagnes ? Cette question s’invite fréquemment dans les débats, souvent portée par les milieux d’extrême droite. Ainsi en Novembre 2019, Marine Le Pen citait un rapport de l’ONDRP9Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales selon lequel, en 2013 et 2014, 52% des mis en cause (suite à une plainte, donc) pour viol sur majeures à Paris étaient de nationalité étrangère. Bien que cette statistique soit à interpréter avec beaucoup de prudence (lire le dossier d’AFP Factuel sur le sujet), elle s’est à nouveau invitée quelques jours plus tard dans les manifestations contre les violences sexistes et sexuelles.
Sans surprise, cet événement est utilisé par un militant d’extrême droite (par ailleurs condamné en 2017 pour l’occupation illégale d’une mosquée et en 2019 pour des opérations anti-migrants) pour critiquer les féministes qui, au sein du cortège, prennent à parti les membres de Nemesis. Ces discours ne sont pas spécifiques à la France : ainsi, aux Etats Unis, les violences faites aux femmes (blanches) sont souvent utilisées pour entretenir le racisme visant les américains noirs. Une instrumentalisation qui était déjà, en 2018, dénoncée par l’association Faire Face à travers une étude portant sur le traitement médiatique des violences faites aux femmes.
Cette posture identitaire joue donc sur les deux tableaux : antiféminisme d’une part, en reprochant aux féministes d’être complice des dangers de l’immigration, et pseudo-féministe d’autre part, utilisant les violences faites aux femmes pour entretenir une rhétorique de choc des civilisations ou des idées xénophobes. Il est permis de douter du caractère réellement féministe du deuxième volet tant cette idéologie identitaire paraît, par essence, incapable de déceler les violences sexistes en son sein – qui viendraient gommer les frontières entre l’autre – immigré ou musulman – et soi-même.
Conclusion : Impedimenta
En définitive, il ne s’agit pas ici de prétendre que les mouvements féministes seraient au-dessus de toute critique. La critique du féminisme vient d’ailleurs souvent des militantes féministes elles-mêmes (voir ici un exemple récent). Il est en revanche crucial d’interroger les raisons premières de ces discours critiques. A ce niveau, l’analyse des contenus sur Twitter montre clairement que les droits des femmes ou leur protection est rarement au cœur de cette démarche. Le discours critique majoritaire se forme plutôt autour de trois thématiques : une logique masculiniste, une rhétorique réactionnaire et un récit identitaire.
L’assise historique à l’extrême droite qu’évoquait Christine Bard (citée en introduction) est donc très visible. Cela ne signifie bien évidemment pas que les discours antiféministes sont absents des formations politiques de gauche. Celles-ci peuvent, par exemple, exister sous des formes détournées ou plus discrètes (lire à ce sujet ce décryptage sur les accusations de sexisme à l’égard de Bernie Sanders). Il reste toutefois intéressant de noter, comme dans la mouvance anti-Greta, que les milieux réactionnaires et/ou d’extrême-droite sont très actifs pour produire un contre-discours mêlant opposition et récupération des causes initiales. Et les mouvements politiques sont parfois poreux à ces idéologies : même au sein d’une formation politique se définissant elle-même comme progressiste, ces idées d’extrême droite sont régulièrement reprises.
Ainsi, Marlène Schiappa déclarait en Novembre, pour communiquer sur les futures mesures du gouvernement en matière de prévention des violences sexuelles, qu’elle était favorable à l’expulsion des violeurs de nationalité étrangère. Cette déclaration est pour le moins étrange : comme rappelé précédemment, les auteurs de viols sont dans 90% des cas dans l’entourage des victimes10Enquêtes CVS 2012-2019, synthèse et rapport complet. De plus, quelle crédibilité peut avoir ce type de mesure (sinon un amalgame entre violeur et immigré) alors que la France refuse d’extrader Roman Polanski aux USA, où il est condamné pour viol ?
Pourtant, comme le montrent les publications, études et interviews utilisées dans cet article (et qui ne sont qu’une petite partie des ressources accessibles sur la question), ces mécaniques antiféministes sont aujourd’hui bien identifiées. Les associations féministes dénoncent par ailleurs activement ces postures quand elles sont reprises par une personnalité politique ou médiatique. En s’appuyant sur les très nombreuses ressources à disposition, il appartient donc à chacun d’interroger son propre rapport aux mouvements féministes. Ce questionnement permettrait en effet de ne pas alimenter un discours critique qui, loin de faire progresser le débat, viendrait bloquer des avancées pour les droits des femmes ou instrumentaliserait ces combats à d’autres fins, notamment xénophobes.