La chloroquine rend-elle complotiste ?

Entre arguments d’autorité, logique anti-système et rhétorique de la suspicion, analyse des arguments des soutiens de Didier Raoult.

Le 16 Mars, l’IHU Méditerranée publie une vidéo présentant les résultats spectaculaires d’un nouveau traitement contre le COVID-19. Ce traitement, étudié par le Pr Raoult et son équipe, est composé d’un antiviral et d’un antibiotique : l’hydroxychloroquine et l’azithromycine. Pendant les 20 minutes de vidéo, le professeur livre des détails sur son protocole, ainsi que sa vision de la crise actuelle et des mesures sanitaires. Très critique sur ces dernières, il ne cache pas son opposition à la stratégie du gouvernement et sa méfiance des médias. L’article présentant ces résultats est publié dès le lendemain, le 17 Mars, et disponible depuis sur le site de l’IHU Méditerranée.

Bien que l’étude comporte de nombreux problèmes méthodologiques1Lire à ce sujet l’article du journal suisse Le Temps, le sujet occupe rapidement une place de choix dans les médias et les réseaux sociaux. A la question « La chloroquine est-elle le traitement-miracle contre le COVID-19 ? », tout le monde s’enflamme. Celles et ceux qui voient dans ce traitement une solution presque providentielle sont particulièrement actifs pour défendre cette solution. Sur Facebook, par exemple, certains groupes comme « Dr Raoult vs Coronavirus » cumulent plus de partages sur la plateforme que les pages officielles de médias2Il en est question dans cet article de l’INA.

Twitter n’est bien évidemment pas en reste : les références au professeur Raoult abondent.

A titre de comparaison, pendant la semaine allant du 23 au 30 Mars, tous les 5 tweets sur le coronavirus ou le COVID-19, un tweet sur le Pr Raoult était écrit ou partagé3Tweets en français comprenant soit « raoult » soit « coronavirus » ou « covid », mesure effectuée entre le 23/03 à 12:00 et le 29/03 à 12:00.. Au total, quelques 780k contenus partagés4Pour environ 4 millions sur le Coronavirus. Note : les partages comptabilisent le tweet d’origine & ses retweets. portaient sur Didier Raoult pendant cette période. Mais l’opinion est-elle, cette semaine-là du moins, aussi favorable au professeur et à son traitement que cela a pu être observé sur Facebook ?

Ci-dessus : Mots les plus utilisés pendant la semaine étudiée pour parler de Didier Raoult. Certains thèmes sont déjà visibles, tels que les appels au gouvernement ou à E. Macron, ainsi que des références aux laboratoires pharmaceutiques comme Gilead.

Pour analyser plus en détail ces tweets, il est particulièrement intéressant de se concentrer sur les plus partagés. En prenant comme critère (purement arbitraire) un seuil de 200 partages, il est possible de se limiter à un peu moins de 500 tweets… mais représentant 55% des contenus partagés. Ce sont de ces 476 tweets5Données : tweets en français comportant « Raoult » et postés entre le 23 Mars à 9h et le 30 Mars à 13h. Mise à jour des likes / retweets le 05/04 à Minuit. Seuls les contenus dont le nombre de retweets est supérieur ou égal à 199 ont été conservés. dont il sera question dans la suite de l’article.

Premier constat : cet épisode donne, sur Twitter, une grande exposition aux canaux officiels de Didier Raoult et de l’IHU Méditerranée.

Bien que ce tweet ne prenne pas position en faveur de Didier Raoult, il véhicule ses déclarations. C’est le cas de la majorité des contenus partagés ne prenant pas position dans le débat.

En effet, au sein de la sélection, les tweets issus de ces deux comptes comptabilisent 29% des partages6En prenant en compte l’ensemble des tweets postés cette semaine-là et non la sélection présentée précédemment, les deux comptes cumulent un peu plus de 16% de l’ensemble des partages.. Leurs déclarations sont aussi très souvent relayées : parmi les messages neutres (ne traduisant pas de prise de position évidente), plus de la moitié des contenus reprennent les mots ou déclarations du Pr Raoult ou de son équipe. Au total, 35% des messages écrits ou partagés véhiculent donc, directement ou non, les propos du professeur. La majorité des tweets analysés prennent en tout cas position : les contenus neutres ou impossibles à catégoriser représentent seulement 10% et 3% des partages.

Une grande partie des tweets partagés émanent de Didier Raoult ou relaient ses propos.

Les critiques adressées à Didier Raoult, son traitement ou ses publications sont très minoritaires au sein du corpus.

Représentant un peu moins de 4% des partages de la sélection, ces contenus sont rares ou moins partagés. Difficile cependant d’en tirer des conclusions : cette asymétrie peut avoir plusieurs explications. Il est possible que les pro-Raoult soient plus nombreux ; qu’ils postent plus ; ou qu’ils soient relayés par des comptes à plus forte exposition. Enfin, les contenus pro-chloroquine apportent en général des informations spectaculaires favorisant leur large diffusion… à l’inverse de threads explicatifs sur les biais méthodologiques de l’étude de Didier Raoult. Quoi qu’il en soit, l’écrasante majorité des critiques identifiées ici portent sur la faiblesse scientifique et méthodologique des résultats dont le Professeur Raoult fait la promotion.

Les critiques sont minoritaires et portent principalement sur la robustesse des résultats de l’étude.

Ce fil analyse (avec un angle clairement critique) l’étude du Professeur Raoult concernant la Chloroquine comme traitement contre le COVID-19.

A l’inverse, la défense de Didier Raoult et de son traitement occupe une part importante des partages. Elle mobilise le plus souvent les deux mêmes arguments d’autorité.

Illustration ici d’une défense de Didier Raoult s’appuyant sur ses titres.
Un médecin New Yorkais sert dans ce tweet de justification pour prouver l’efficacité de l’hydroxychloroquine.

La défense de Didier Raoult concerne une part importante (environ un quart) de l’ensemble des contenus. Elle use par ailleurs toujours des mêmes arguments. Le premier est un argument d’autorité consitant à rappeler les titres et la célébrité de Didier Raoult : Un grand infectiologue, connu mondialement, pourrait-il se tromper ? Cet argument est particulièrement intéressant dans la mesure où, il en sera question plus loin, les autres médecins ou les autorités de santé sont souvent remises en cause. Le deuxième argument se sert des pays étrangers testant ou utilisant la chloroquine comme preuves : si d’autres pays font confiance à ce traitement, le traitement est forcément efficace.

Les défenseurs de D. Raoult font le plus souvent la promotion de son traitement à l’aide d’arguments d’autorité.

Plus rarement explicité, certains contenus avancent l’idée qu’en période de crise, toute solution est bonne… quelle que soit son efficacité. Enfin, de nombreux tweets se contentent de faire la promotion du traitement à base de chloroquine ou du Pr Raoult. Il peut s’agir de témoignages de patients bénéficiant du traitement et ayant guéri du Coronavirus ou de la promotion de chiffres encourageants quant à l’efficacité de l’hydroxychloroquine.

Le discours de crise, employé par le député Son-Forget : faute de mieux, il faut déployer le traitement au plus vite.
De nombreux contenus font purement et simplement la promotion de l’hydroxychloroquine, que ce soit en relayant des paroles de patients en ayant bénéficié ou (c’est le cas ici) en communiquant des chiffres positifs sur son efficacité.

Enfin, la dernière posture est la plus fréquente. Elle consiste à opposer la figure du professeur avec un groupe jugé malveillant ou dangereux.

Le tweet ci-dessus accuse le gouvernement et les taxe de manipulateurs. L’objectif du gouvernement serait de faire taire certains médecins.
Ici, un média (BFMTV) est pris à parti : ce serait à cause de pressions économiques si des critiques contre le professeur Raoult sont diffusées à l’antenne. Le laboratoire Gilead est ainsi pointé du doigt.

Une dernière catégorie de tweets, la plus partagée, défend le Professeur Raoult par opposition à d’autres groupes ou personnes. Cette opposition peut prendre la forme d’attaques ciblées : ainsi, les attaques contre le corps médical ciblent régulièrement des personnes précises. C’est le cas de Karine Lacombe, prise à partie pour avoir remis en question l’étude de Didier Raoult. De la même manière, la majorité des attaques contre d’autres personnalités vise Daniel Cohn-Bendit ou encore Yves Levy, ancien directeur de l’INSERM que certains accusent de vouloir étouffer les recherches de Didier Raoult. Des groupes ou organismes sont aussi ciblés : c’est notamment le cas des médias ou journalistes, souvent épinglés dans leur ensemble, des laboratoires pharmaceutiques ou des autorités de santé.

La majorité des contenus analysés opposent la figure de Didier Raoult à des adversaires désignés.

Les tweets ciblant des médecins et des laboratoires pharmaceutiques vont souvent de paire. Ici, une attaque contre Karine Lacombe, qui défendrait les intérêts de Gilead et Abbvie.
Les laboratoires sont-ils à la manœuvre pour faire taire Didier Raoult à travers des médecins ? Ce tweet semble le suggérer.

Entre rhétorique anti-système et imaginaire du soupçon, certains contenus semblent glisser vers une logique complotiste.

Au-delà de la récupération politique7Parmi les défenseurs de Didier Raoult les plus actifs, on retrouve par exemple Valérie Boyer, Joachin Son-Forget, Jean Messiha ou Gilbert Collard., cette posture revêt un caractère anti-système : il s’agit de dénoncer un système responsable de la crise actuelle et dont les acteurs (tantôt politiques, médecins, journalistes, industriels) seraient dangereux… ou parfois malveillants. En effet, 20% des contenus partagés au sein de cette catégorie suggère ou dénonce des intérêts cachés ou des opérations visant à nuire à l’intérêt général. Bien que ces messages ne soient pas (à de rares exceptions près) ouvertement complotistes, cette rhétorique du soupçon en est un germe. Alors qu’un quart des français et françaises estimerait que le coronavirus a été conçu en laboratoire, comme le montre Conspiracy Watch, il n’est pas étonnant de retrouver ici cet imaginaire du doute et du soupçon.

Une des personnalités souvent ciblées est Yves Lévy, accusé de conflit d’intérêt et de vouloir nuire à Didier Raoult.
Ci-dessus, un condensé de cette rhétorique de la suspicion : les attaques contre Raoult seraient orchestrés par différentes personnes proches du pouvoir. La référence au laboratoire P4 de Wuhan peut être interprétée comme une thèse complotiste.

Chloroquix le Gaulois contre Jupiter César : du médecin au personnage publique, Didier Raoult endosse le costume du rebelle anti-système.

L’utilisation de la figure de Didier Raoult pour justifier cette rhétorique du soupçon n’est pas un hasard. Opposition au conseil scientifique monté par le gouvernement, critique des autorités sanitaires ou des médias, dénonciation d’un petit milieu médical parisien… cette posture anticonformiste luttant contre les puissants est omniprésente dans les prises de parole du professeur. Didier Raoult se place donc lui-même à mi-chemin entre le lanceur d’alerte et le gaulois8Thème très repris chez les conservateurs et l’extrême droite : par exemple, Eric Zemmour le qualifie de « Gaulois, un espèce de druide Panoramix » le 23 Mars sur CNEWS. antisystème, deux figures classiques dans les discours conspirationnistes9C’est une des thèses que développe la chercheuse Marie Peltier dans son essai « Obsessions – Dans les coulisses du récit complotiste »..

Ce récit complotiste trouve donc, à travers le Professeur Raoult, un excellent personnage de rebelle faisant face à une association d’élites corrompues, de médecins aux ordres du pouvoir et de lobbys. Il s’autorise par ailleurs quelques contorsions rhétoriques. Par exemple, les titres et la renommée de Didier Raoult sont souvent utilisées pour le crédibiliser… alors que ces mêmes titres servent aussi à discréditer une élite médicale perçue comme nuisible et dangereuse. De manière plus générale, il est intéressant d’observer qu’une figure de scientifique (Didier Raoult) et une publication en apparence scientifique sont utilisées pour alimenter d’autres discours… dont des discours antiscientifiques, prétextant par exemple que l’utilisation de groupes témoins est inutile ou immorale10La parabole du parachute (« Faire un groupe témoin serait comme lancer des personnes dans le vide et sans parachute pour prouver l’efficacité du parachute ») revient régulièrement..

« Comme toujours dans le complotisme, ce qu’on discrédite peut par ailleurs devenir un argument quand cela sert notre propre posture. C’est dans ce rapport d’ambivalence aux discours d’autorité que se niche l’un des nœuds des problèmes de désinformation actuels. »

Marie Peltier, interrogée par Le Monde début Avril 2019.

Loin d’être un sanctuaire, les sciences sont régulièrement détournées par des milieux complotistes.

L’épisode actuel n’est pas un cas isolé. Comme le rappelle Le Monde, les sciences sont de plus en plus fréquemment détournées à des fins complotistes… en particulier par des scientifiques habitués aux écarts méthodologiques. Le dossier de Didier Raoult est, à ce titre, particulièrement lourd11Mediapart en dresse par ailleurs un tableau édifiant.. Ce constat n’est pas propre au monde médical ou complotiste : la sphère climatosceptique, elle aussi, s’appuie fréquemment sur des personnalités scientifiques12Cet article de Bastamag revient sur certaines de ces figures. ou se pare d’arguments à l’apparence scientifique.

Bien que ces discours semblent aujourd’hui difficiles à contrer, des outils existent pour réduire leur emprise. Interrogé par Le Monde13Même article que celui cité précédemment, l’historien des sciences Alexandre Moatti livre deux pistes principales. En premier lieu, une prise de responsabilités plus importante (et plus professionnelle) de la part du gouvernement est plus que jamais nécessaire. Le développement de contenus de vulgarisation scientifique, sur des formats et plateformes variées, favorise également la transmission des savoirs et limite la propagation de ces idées. Si ces contenus de vulgarisation existent pour certains déjà14Exemple ici, sur la chaîne de Risque Alpha qui propose 7 histoires différentes pour illustrer les problèmes méthodologiques des études sur la Chloroquine. La chaîne Monsieur Phi dédie aussi une vidéo à l’éthique et la déontologie médicale, en revenant notamment sur l’argument du parachute., la nécessaire prise de responsabilités politiques paraît encore bien lointaine.

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